samedi 22 décembre 2007

Refus global

Rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, ouvrières ou petites bourgeoises, de l’arrivée au pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passé, par plaisir et orgueil sentimental et autres nécessités.

Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus ; là, une première fois abandonnée. L’élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu’une occasion sera belle.

Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l’écart de l’évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l’histoire quand l’ignorance complète est impraticable.

Petit peuple issu d’une colonie janséniste, isolé, vaincu, sans défense contre l’invasion de toutes les congrégations de France et de Navarre, en mal de perpétuer en ces lieux bénis de la peur (c’est-le-commencement-de-la-sagesse !) le prestige et les bénéfices du catholicisme malmené en Europe. Héritières de l’autorité papale, mécanique, sans réplique, grands maîtres des méthodes obscurantistes, nos maisons d’enseignement ont dès lors les moyens d’organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l’intention néfaste.

Petit peuple qui malgré tout se multiplie dans la générosité de la chair sinon dans celle de l’esprit, au nord de l’immense Amérique au corps sémillant de la jeunesse au cœur d’or, mais à la morale simiesque, envoûtée par le prestige annihilant du souvenir des chefs-d’œuvre d’Europe, dédaigneuse des authentiques créations de ses classes opprimées.

Notre destin sembla durement fixé.

Des révolutions, des guerres extérieures brisent cependant l’étanchéité du charme, l’efficacité du blocus spirituel.

Des perles incontrôlables suintent hors les murs.

Les luttes politiques deviennent âprement partisanes. Le clergé contre tout espoir commet des imprudences.

Des révoltes suivent, quelques exécutions capitales succèdent. Passionnément les premières ruptures s’opèrent entre le clergé et quelques fidèles.

Lentement la brèche s’élargit, se rétrécit, s’élargit encore.

Les voyages à l’étranger se multiplient. Paris exerce toute l’attraction. Trop étendu dans le temps et dans l’espace, trop mobile pour nos âmes timorées, il n’est souvent que l’occasion d’une vacance employée à parfaire une éducation sexuelle retardataire et à acquérir, du fait d’un séjour en France, l’autorité facile en vue de l’exploitation améliorée de la foule au retour. À bien peu d’exceptions près, nos médecins, par exemple (qu’ils aient ou non voyagé) adoptent une conduite scandaleuse (il-faut-bien-n’est-ce-pas-payer-ces-longues-années-d’études!).

Des œuvres révolutionnaires, quand par hasard elles tombent sous la main, paraissent les fruits amers d’un groupe d’excentriques. L’activité académique a un autre prestige à notre manque de jugement.

Ces voyages sont aussi dans le nombre l’exceptionnelle occasion d’un éveil.

L’inviable s’infiltre partout. Les lectures défendues se répandent. Elles apportent un peu de baume et d’espoir.

Des consciences s’éclairent au contact vivifiant des poètes maudits : ces hommes qui, sans être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d’entre nous étouffent tout bas dans la honte de soi et la terreur d’être engloutis vivants. Un peu de lumière se fait à l’exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu’ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraîcheur que les sempiternelles rengaines proposées au pays du Québec et dans tous les séminaires du globe.

Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes.

Des vertiges nous prennent à la tombée des oripeaux d’horizons naguère surchargés.

La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d’une liberté possible à conquérir de haute lutte.

Au diable le goupillon et la tuque !

Mille fois ils extorquèrent ce qu’ils donnèrent jadis.

Par delà le christianisme nous touchons la brûlante fraternité humaine dont il est devenu la porte fermée.

Le règne de la peur multiforme est terminé.

Dans le fol espoir d’en effacer le souvenir je les énumère :

peur des préjugés — peur de l’opinion publique — des persécutions — de la réprobation générale
peur d’être seul sans Dieu et la société qui isole très infailliblement
peur de soi — de son frère — de la pauvreté
peur de l’ordre établi — de la ridicule justice
peur des relations neuves
peur du surrationnel
peur des nécessités
peur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l’homme — en la société future
peur de toutes les formes susceptibles de déclencher un amour transformant
peur bleue — peur rouge — peur blanche : maillons de notre chaîne.

Du règne de la peur soustrayante nous passons à celui de l’angoisse.

Il aurait fallu être d’airain pour rester indifférent à la douleur des partis pris de gaieté feinte, des réflexes psychologiques des plus cruelles extravagances : maillot de cellophane du poignant désespoir présent (comment ne pas crier à la lecture de la nouvelle de cette horrible collection d’abat-jour faits de tatouages prélevés sur de malheureux captifs à la demande d’une femme élégante ; ne pas gémir à l’énoncé interminable des supplices des camps de concentration ; ne pas avoir froid aux os à la description des cachots espagnols, des représailles injustifiables, des vengeances à froid). Comment ne pas frémir devant la cruelle lucidité de la science.

À ce règne de l’angoisse toute-puissante succède celui de la nausée.

Nous avons été écœurés devant l’apparente inaptitude de l’homme à corriger les maux. Devant l’inutilité de nos efforts, devant la vanité de nos espoirs passés.

Depuis des siècles les généreux objets de l’activité poétique sont voués à l’échec fatal sur le plan social, rejetés violemment des cadres de la société avec tentative ensuite d’utilisation dans le gauchissement irrévocable de l’intégration, de la fausse assimilation.

Depuis des siècles les splendides révolutions aux seins regorgeant de sève sont écrasées à mort après un court moment d’espoir délirant, dans le glissement à peine interrompu de l’irrémédiable descente:

les révolutions françaises
la révolution russe
la révolution espagnole

avortée dans une mêlée internationale, malgré les vœux impuissants de tant d’âmes simples du monde.

Là encore, la fatalité fut plus forte que la générosité.

Ne pas avoir la nausée devant les récompenses accordées aux grossières cruautés, aux menteurs, aux faussaires, aux fabricants d’objets mort-nés, aux affineurs, aux intéressés à plat, aux calculateurs, aux faux guides de l’humanité, aux empoisonneurs des sources vives.

Ne pas avoir la nausée devant notre propre lâcheté, notre impuissance, notre fragilité, notre incompréhension.

Devant les désastres de nos amours…

En face de la constante préférence accordée aux chères illusions contre les mystères objectifs.

Où est le secret de cette efficacité de malheur imposée à l’homme et par l’homme seul, sinon dans notre acharnement à défendre la civilisation qui préside aux destinées des nations dominantes.

Les États-Unis, la Russie, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne : héritières à la dent pointue d’un seul décalogue, d’un même évangile.

La religion du Christ a dominé l’univers. Voyez ce qu’on en a fait : des fois sœurs sont passées à des exploitations sœurettes.

Supprimez les forces précises de la concurrence des matières premières, du prestige, de l’autorité et elles seront parfaitement d’accord. Donnez la suprématie à qui vous voudrez, le complet contrôle de la terre à qui il vous plaira, et vous aurez les mêmes résultats fonciers, sinon avec les mêmes arrangements des détails.

Toutes sont au terme de la civilisation chrétienne.

La prochaine guerre mondiale en verra l’effondrement dans la suppression des possibilités de concurrence internationale.

Son état cadavérique frappera les yeux encore fermés.

La décomposition commencée au XIVe siècle donnera la nausée aux moins sensibles.

Son exécrable exploitation, maintenue tant de siècles dans l’efficacité au prix des qualités les plus précieuses de la vie, se révélera enfin à la multitude de ses victimes : dociles esclaves d’autant plus acharnés à la défendre qu’ils étaient plus misérables.

L’écartèlement aura une fin.

*

La décadence chrétienne aura entraîné dans sa chute tous les peuples, toutes les classes qu’elle aura touchées, dans l’ordre de la première à la dernière, de haut en bas.

Elle atteindra dans la honte l’équivalence renversée des sommets du XIIIe siècle.

Au XIIIe siècle, les limites permises à l’évolution de la formation morale des relations englobantes du début atteintes, l’intuition cède la première place à la raison. Graduellement, l’acte de foi fait place à l’acte calculé. L’exploitation commence au sein de la religion par l’utilisation intéressée des sentiments existants, immobilisés ; par l’étude rationnelle des textes glorieux au profit du maintien de la suprématie obtenue spontanément.

L’exploitation rationnelle s’étend lentement à toutes les activités sociales: un rendement maximum est exigé.

La foi se réfugie au cœur de la foule, devient l’ultime espoir d’une revanche, l’ultime compensation. Mais là aussi, les espoirs s’émoussent.

En haut lieu, les mathématiques succèdent aux spéculations métaphysiques devenues vaines. L’esprit d’observation succède a celui de transfiguration.

La méthode introduit les progrès imminents dans le limité. La décadence se fait aimable et nécessaire : elle favorise la naissance de nos souples machines au déplacement vertigineux, elle permet de passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la désintégration à volonté de la planète. Nos instruments scientifiques nous donnent d’extraordinaires moyens d’investigation, de contrôle des trop petits, trop rapides, trop vibrants, trop lents ou trop grands pour nous. Notre raison permet l’envahissement du monde, mais d’un monde où nous avons perdu notre unité.

L’écartèlement entre les puissances psychiques et les puissances raisonnantes est près du paroxysme.

Les progrès matériels, réservés aux classes possédantes, méthodiquement freinés, ont permis l’évolution politique avec l’aide des pouvoirs religieux (sans eux ensuite) mais sans renouveler les fondements de notre sensibilité, de notre subconscient, sans permettre la pleine évolution émotive de la foule qui seule aurait pu nous sortir de la profonde ornière chrétienne.

La société née dans la foi périra par l’arme de la raison: l’intention.

La régression fatale de la puissance morale collective en puissance strictement individuelle et sentimentale a tissé la doublure de l’écran déjà prestigieux du savoir abstrait sous laquelle la société se dissimule pour dévorer à l’aise les fruits de ses forfaits.

Les deux dernières guerres furent nécessaires à la réalisation de cet état absurde. L’épouvante de la troisième sera décisive. L’heure H du sacrifice total nous frôle.

Déjà les rats européens tentent un pont de fuite éperdue sur l’Atlantique. Les événements déferleront sur les voraces, les repus, les luxueux, les calmes, les aveugles, les sourds.

Ils seront culbutés sans merci.

Un nouvel espoir collectif naîtra.

Déjà il exige l’ardeur des lucidités exceptionnelles, l’union anonyme dans la foi retrouvée en l’avenir, en la collectivité future.

Le magique butin magiquement conquis à l’inconnu attend à pied d’œuvre. Il fut rassemblé par tous les vrais poètes. Son pouvoir transformant se mesure à la violence exercée contre lui, à sa résistance ensuite aux tentatives d’utilisation (après plus de deux siècles, Sade reste introuvable en librairie ; Isidore Ducasse, depuis plus d’un siècle qu’il est mort, de révolutions, de carnages, malgré l’habitude du cloaque actuel reste trop viril pour les molles consciences contemporaines).

Tous les objets du trésor se révèlent inviolables par notre société. Ils demeurent l’incorruptible réserve sensible de demain. Ils furent ordonnés spontanément hors et contre la civilisation. Ils attendent pour devenir actifs (sur le plan social) le dégagement des nécessités actuelles.

D’ici là notre devoir est simple.

Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. Refus d’être sciemment au-dessous de nos possibilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement. Refus de se taire, — faites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devez nous entendre — refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti) : stigmates de la nuisance, de l’inconscience, de la servilité. Refus de servir, d’être utilisable pour de telles fins. Refus de toute intention, arme néfaste de la raison. À bas toutes deux, au second rang !

Place à la magie! Place aux mystères objectifs !

Place à l'amour !

Place aux nécessités !

Au refus global nous opposons la responsabilité entière.

L’action intéressée reste attachée à son auteur, elle est mort-née.

Les actes passionnels nous fuient en raison de leur propre dynamisme.

Nous prenons allègrement l’entière responsabilité de demain. L’effort rationnel, une fois retourné en arrière, il lui revient de dégager le présent des limbes du passé.

Nos passions façonnent spontanément, imprévisiblement, nécessairement le futur.

Le passé dut être accepté avec la naissance, il ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui.

Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l’histoire dans l’angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l’homme présent. Certes, ces qualités sont hors d’atteinte aux habiles singeries académiques, mais elles le sont automatiquement chaque fois qu’un homme obéit aux nécessités profondes de son être ; chaque fois qu’un homme consent à être un homme neuf dans un temps nouveau. Définition de tout homme, de tout temps.

Fini l’assassinat massif du présent et du futur à coups redoublés du passé.

Il suffit de dégager d’hier les nécessités d’aujourd’hui. Au meilleur, demain ne sera que la conséquence imprévisible du présent.

Nous n’avons pas à nous en soucier avant qu’il ne soit.



Règlement final des comptes

Les forces organisées de la société nous reprochent notre ardeur à l’ouvrage, le débordement de nos inquiétudes, nos excès comme une insulte à leur mollesse, à leur quiétude, à leur bon goût pour ce qui est de la vie (généreuse, pleine d’espoir et d’amour par habitude perdue).

Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la « Révolution ». Les amis de la «Révolution» de n’être que des révoltés : «… nous protestons contre ce qui est, mais dans l’unique désir de le transformer, non de le changer.»

Si délicatement dit que ce soit, nous croyons comprendre.

Il s’agit de classe.

On nous prête l’intention naïve de vouloir « transformer » la société en remplaçant les hommes au pouvoir par d’antres semblables. Alors, pourquoi pas eux, évidemment!

Mais c’est qu’eux ne sont pas de la même classe ! Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, changement de désirs, changement d’espoir !

Ils se dévouent à salaire fixe, plus un boni de vie chère, à l’organisation du prolétariat ; ils ont mille fois raison. L’ennui est qu’une fois la victoire bien assise, en plus des petits salaires actuels, ils exigeront sur le dos du même prolétariat, toujours, et toujours de la même manière, un règlement de frais supplémentaires et un renouvellement à long terme, sans discussion possible. Nous reconnaissons quand même qu’ils sont dans la lignée historique. Le salut ne pourra venir qu’après le plus grand excès de l’exploitation.

Ils seront cet excès.

Ils le seront en toute fatalité sans qu’il y ait besoin de quiconque en particulier. La ripaille sera plantureuse. D’avance nous en avons refusé le partage.

Voilà notre « abstention coupable ».

À vous la curée rationnellement ordonnée (comme tout ce qui est au sien affectueux de la décadence) ; à nous l’imprévisible passion ; à nous le risque total dans le refus global.

(Il est hors de volonté que les classes sociales se soient succédées au gouvernement des peuples sans pouvoir autre chose que poursuivre l’irrévocable décadence. Hors de volonté que notre connaissance historique nous assure que seul un complet épanouissement de nos facultés d’abord, et ensuite, un parfait renouvellement des sources émotives puissent nous sortir de l’impasse et nous mettre dans la voie d’une civilisation impatiente de naître.)

Tous, gens en place, aspirants en place, veulent bien nous gâter, si seulement nous consentions à ménager leurs possibilités de gauchissement par un dosage savant de nos activités.

La fortune est à nous si nous rabattons nos visières, bouchons nos oreilles, remontons nos bottes et hardiment frayons dans le tas, à gauche, à droite.

Nous préférons être cyniques spontanément, sans malice.

*

Des gens aimables sourient au peu de succès monétaire de nos expositions collectives. Ils ont ainsi la charmante impression d’être les premiers à découvrir leur petite valeur marchande.

Si nous tenons exposition sur exposition, ce n’est pas dans l’espoir naïf de faire fortune. Nous savons ceux qui possèdent aux antipodes d’où nous sommes. Ils ne sauraient impunément risquer ces contacts incendiaires.

Dans le passé, des malentendus involontaires ont permis seuls de telles ventes.

Nous croyons ce texte de nature à dissiper tous ceux de l’avenir.

Si nos activités se font pressantes, c’est que nous ressentons violemment l’urgent besoin de l’union.

Là, le succès éclate !

Hier, nous étions seuls et indécis.

Aujourd’hui un groupe existe aux ramifications profondes et courageuses ; déjà elles débordent les frontières.

Un magnifique devoir nous incombe aussi : conserver le précieux trésor qui nous échoit. Lui aussi est dans la lignée de l’histoire.

Objets tangibles, ils requièrent une relation constamment renouvelée, confrontée, remise en question. Relation impalpable, exigeante qui demande les forces vives de l’action.

Ce trésor est la réserve poétique, le renouvellement émotif où puiseront les siècles à venir. Il ne peut être transmis que transformé, sans quoi c’est le gauchissement.

Que ceux tentés par l’aventure se joignent à nous.

Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels.

D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec les assoiffés d’un mieux-être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.


Paul Émile Borduas

Magdeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron-Hamelin, Fernand Leduc, Thérèse Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Françoise Riopelle, Jean-Paul Riopelle, Françoise Sullivan.

dimanche 16 décembre 2007

Commentaires sur des mots courants

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Abstrait:
adj. Qui désigne une qualité, abstraction faite du sujet comme blancheur, bonté. Qui opère sur des qualités pures et non des réalités: sciences abstraites. Difficile à comprendre: écrivain abstrait. (Larousse)

Abstraction plastique:
désigne les objets volontairement constructifs dans une forme régularisée.

Abstraction baroque:
fut proposé pour désigner les objets sans souci d'ordonnance, non nécessairement sans ordre.
(Hist. Depuis les expériences cubistes le mot abstraction désigne abusivement tout objet difficile à comprendre.)

Académique:
adj. Propre à une académie: fauteuil, scéance académique; où l'art se fait trop sentir. Pose académique: prétentieuse. (Larousse)
Synonymes: mort, froid, volontaire, systématique, rationnel, intentionnel, répétitif, double emploi, impersonnel, insensible, calculé, etc., etc., etc., et zut! faites un petit effort.

Automatique:
adj. Caractère de tout geste, de toute œuvre non préméditée.

Automatisme mécanique:
produit par des moyens strictement physiques: plissage, grattage, frottements, dépôt, fumage, gravitation, rotation, etc.
Les objets ainsi obtenus possèdent les qualités plastiques universelles (les mêmes nécessités physiques façonnent la matière).
Ces objets sont peu révélateurs de la personnalité de leur auteur. En revanche ils constituent d'excellents écrans paranoïaques.

Automatisme psychique:
En littérature: écriture sans critique du mouvement de la pensée. Dans des états sensibles particuliers a permis les hallucinantes prophéties des temps modernes: surréalisme. Contribua largement au bond en avant de l'observation du processus de la création artistique.

En peinture: a surtout utilisé la mémoire. Mémoire onirique: Dali; mémoire d'une légère halucination: Tanguy, Dali; mémoire des hasards de toute espèce: Duchamps, etc. À cause de la mémoire utilisée, l'intérêt se porte davantage sur le sujet traité (idée, similitude, image, association imprévue d'objets, relation mentale) que sur le sujet réel (objet plastique, propre aux relations sensibles de la matière employée).

Automatisme surrationnel:
Écriture plastique non préconçue. Une forme en appelle une autre jusqu'au sentiment de l'unité ou de l'impossibilité d'aller plus loin sans destruction.

En cours d'exécution aucune attention n'est apportée au contenu. L'assurance qu'il est fatalement lié au contenant justifie cette liberté: Lautréamont.

Complète indépendance morale vis-à-vis l'objet produit. Il est laissé intact, repris en partie ou détruit selon le sentiment qu'il déclenche (quasi impossibilité de reprise partielle).
Tentative d'une prise de conscience plastique au cours de l'écriture (plus exactement peut-être « un état de veille » - Robert Élie). Désir de comprendre le contenu une fois l'objet terminé.

Ses espoirs: une connaissance aiguisée du contenu psychologique de toute forme, de l'univers humain fait de l'univers tout court.

Cubisme:
n.m. Période récente de l'histoire de l'art. 1911. Les premiers tableaux de cette école seraient attribuables à Georges Braque: des petits paysages aux éléments naturels traités en des formes géométriques, d'où le nom de cubisme. De cette tentative hasardeuse, mais limitée, aidée de la fameuse ligne spatiale de Cézanne, l'on détruisit assez rapidement jusqu'à la vraisemblance des sujets d'emprunt, sans cependant abandonner l'idée.
Picasso dans sa phase aigüe alla jusqu'à l'emploi exclusif d'éléments géométriques sans autres similitudes.

La qualité émotive du tableau, contrairement à la crainte provoquée par une telle amputation, devient plus troublante. Ces expériences irrationnelles détruisirent les valeurs sentimentales passées, jugées jusque là à tout jamais indispensables.

L'école devient vite rationaliste. Les répétitions incessantes de ses nombreux « missionnaires» se montrent encore capables de satisfaire leur peu de curiosité.

Délire:
n.m. Égarement causé par la fièvre, la maladie. Grande agitation de l'âme causée par les passions: le délire de l'ambition. Enthousiasme, transports. (Larousse)

Écran paranoïaque:
Surface dont la vue prolongée sert à fixer les phantasmes en une vision claire.

Exemple: conseil de Léonard de Vinci à l'un de ses élève: « ... tu t'es arrêté à contempler aux taches des murs, dans les cendres du foyer, dans les nuages ou les ruisseaux; et si tu les considères attentivement, tu y découvriras des inventions très admirables dont le génie du peintre peut tirer parti, pour composer des batailles d'animaux ou d'hommes, des paysages ou des monstres, ou autres choses qui te feront honneur.»

Forme:
n.f. Un signe, même un point, s'il exprime un volume, non une seule surface qui déterminerait une silhouette. L'ensemble des surfaces d'un sujet donné.

La forme ne sera émouvante que si elle est réinventée à tous les degrés de la connaissance sensible.

La conscience détermine le caractère de la forme: naturaliste, impressionniste, futuriste, fauviste, cubiste, surréaliste, surrationnelle.

Impossibilité pour la forme de conserver sa puissance émotive dans l'utilisation consciente. Elle devient alors académique. Synonyme: insensible.

Magie:
n.f. Imprévisible transformation apportée par le désir-passion.

Mythe:
n.m. Le mythe ne saurait naître d'une imagination gratuite. De tout temps les nécessités rationnelles sont évidentes et actives.

Un mythe est le symbole le plus parfait, à un moment donné de la connaissance, d'une réalité mystérieuse évidente et constante. Symbole exprimant dans une relation englobante le connu et l'inconnu de cet objet même.

L'erreur passée n'est pas attribuable au mythe de sa naissance à son apogée, mais aux cadres qui l'utilisent dans un état d'immobilité par prestige de la gloire passée à un moment où il devait être remplacé, qui entretiennent ainsi les relations devenues injustifiables, enfin l'exploitation sans vergogne, et freinent l'évolution sensible.

Pour nous, fini le freinage. Gloire aux relations neuves!

Plastique:
adj. (du grec, plastikos, de plastôs: qui façonne) propre à être modelé: argilplastique. Qui conserne la reproduction des formes: la statuaire, la peinture sont des arts plastiques.
n.f. Art de modeler les figures: la plastique grecque. Abusivement: ensemble des formes d'une personne: la plastique irréprochable d'Apollon. (Larousse)

Révolution:
n.f. Les révolutions marquent les grandes étapes de la décadence d'une civilisation (d'un « égrégore » - Pierre Mabille).
Tant que la connaissance ne permet pas d'en comprendre le mécanisme, elles provoquent l'espoir délirant d'une correction définitive du sort. Les révolutions marquent aussi les grandes étapes du progrès scientifique, mécanique.

Dans une civilisation ascendante née du chaos dans la foi retrouvée en l'amour, le pouvoir met des siècles à s'unifier: le temps que met l'intelligence à préciser l'objet de sa foi, de son amour. Au terme de la précision, le pouvoir est réuni sur un seul être — personnification humaine — de l'objet spirituel éternel.

L'utilisation inconsciente, consciente, et enfin scandaleusement cynique en use le dynamisme social. Il est alors violemment rejeté par les foules pour qui il ne devient plus qu'une valeur sentimentale.

Le pouvoir absolu, appuyé par une classe relativement restreinte, tout en restant unifié, perd son caractère personnel et devient le privilège d'une classe plus nombreuse, intermédiaire entre le peuple et la noblesse. L'écartellement commencé sous la royauté entre les puissances psychiques — chevaleresque — et les puissances rationnelles — laborieuses — se poursuit. L'exploitation use alors les concepts dynamiques de liberté, égalité, fraternité, inconsciemment d'abord, consciemment ensuite, enfin jusqu'au cynisme le plus odieux.

La liberté, l'égalité, la fraternité ne semblent plus possibles qu'au sein d'un même et seule classe. Le prolétariat s'empare alors du pouvoir et, de force, exploite l'efficacité méthodique, dernière phase possible de l'écartèlement entre la passion et la raison. Dernier stage dynamique de la froide cruauté intentionnelle. Le fond de la marmite où l'unification, la centralisation du pouvoir éclatera de nouveau pour retomber en étincelles sur les têtes les plus ardentes, les moins rationnelles.

Sensible:
adj. Qui réagit généreusement aux perceptions sensibles.

Les dessins d'enfants ne sont si émouvants qu'à cause de leur inaptitude à résoudre rationnellement les problèmes posés à leur sensibilité. Il suffit au maître d'indiquer un moyen, une solution rationnelle pour qu'aussitôt l'enchantement disparaisse de leurs dessins.

Pouvoir d'exprimer une relation formelle directement liée aux perceptions sensibles.

Spontané:
adj. (du latin sponte: de son propre mouvement.) Que l'on fait soi-même sans y être poussé par une influence extérieure: déclaration spontanée. Qui s'exécute de soi-même et sans cause apparente: les mouvements du cœur sont spontanés. (Larousse)

La spontanéité est le signe de la générosité.

Surrationnel:
adj. Indique en dessus des possibilités rationnelles du moment. Un acte surrationnel aujourd'hui pourra être parfaitement rationnel demain.

L'acte surrationnel tente la possibilité inconnue; la raison en récolte les bénéfices.

Tableau:
Un tableau est un objet sans importance.

Il n'empêche pas des milliers d'êtres de souffrir de la faim, du froid, des maladies; il ne peut éviter non plus que des villes entières sautent corps et biens, d'un seul coup, sous le choc explosif de nos engins meurtriers.

Cependant il a su lentement situer l'homme dans sa foi, son espoir d'éternité, d'éternité de bonheur: étape religieuse du début du christianisme à la fin du moyen-âge.
Ensuite nous révéler les formes du ciel, de la terre et de l'homme, assimiler les cultures païennes de l'Égypte, de la Grèce et de Rome: de la Renaissance à l'impressionnisme.
Nous familiariser aux formes diffuses de la lumière: impressionnisme; ou au mécanisme du mouvement: futurisme.
Définir la relation individuelle de l'artiste dans le monde, assimiler l'art nègre: fauvisme. Dévoiler les réalités plastiques du tableau: cubisme.
Enfin nous découvrir un vaste domaine jusqu'alors inexploré, tabou, réservé aux anges et aux démons: surréalisme.

Nous avons la conviction que ce monde-là, comme pour le physique, le tableau finisse par nous le rendre familier, dut-il y consacrer les siècles à venir d'une civilisation nouvelle.

Cette équipe vous présente ces similitudes nouvelles. (note: Ce texte fut originalement écrit pour servir de préface à un catalogue d'exposition.)

Les secrets de ces tableaux, de même que pour les œuvres du passé, sont emprisonnés dans les formes.

Peu de personnes savent lire ces formes; exactement le nombre de celles qui peuvent vivre la réalité d'un tableau ancien, ou du plus modeste caillou. Seuls les enfants et les simples possèdent ce don merveilleux du contact direct avec la forme sans l'intermédiaire des mots (similitudes), le pouvoir de recréer en eux la réalité émotive de l'objet sous la main, sous les yeux.

Les yeux, le tact en viennent, après quelques années de dévitalisation (appelez ça: instruction, si vous voulez, ou éducation) à n'être utiles qu'à reconnaître le mot tout-fait, l'illusion vague, ou la similitude précise, abstraite, dévitalisée, sans mystère. Ces yeux-là croient voir un tableau ancien parce que, à la vue de la toile ou de sa reproduction, ils peuvent dire: La Vierge à la Chaise, Raphaël, XVIe siècle, etc.

La réalité plastique, seule réalité de l'œuvre, reste cachée sous l'amas des illusions: femme, chaise, sourire, robe, etc; inconnue, non touchée, non vue ni dans le détail, ni dans l'ensemble. Seul le côté illusoire du tableau fut perçu; et encore parce que familier.

Devant un caillou vous dites: c'est un caillou rond ou anguleux; et vous n'y pensez plus.

En face des tableaux de cette exposition vous serez sans idée. L'idée même d'un tableau vous sera interdite — ils ne correspondent ni à un paysage, ni à une nature morte ou à une scène quelconque de votre connaissance, pas même à une abstraction régularisée — aussi dans la déroute de vos habitudes mentales, dans l'impossibilité d'établir tout contact visuel, vous aurez la pénible impression d'un malaise grave, d'une amputation douloureuse et inutile, d'une frustration.

Vous crierez au sacrilège, à la démence, à la sénilité précoce, à la fumisterie; si moins honnête, plus rusé: au déjà vu et connu, à la fausse révolution de salon; et d'autant plus fort que votre impuissance sensible sera évidente, en dépit de la clarté de la forme écrite.

Vous serez dans un état psychologique idéal à une critique vengeresse contre cet excès d'impudeur, de snobisme; pour prêcher le retour à la terre, au bon sens, aux vertus chrétiennes. Votre ardeur sera d'autant plus tapageuse qu'involontaire et stérile.

Les violentes nécessités de la connaissance sensible poursuivront leur destin.

Vraiment ces peintres sont pour les enfants et les simples, et pour les « grandes personnes » de demain; lorsqu'elles pourront nommer les similitudes qui s'y trouvent.

En regard du surréalisme actuel

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Les surréalistes nous ont révélé l'importance morale de l'acte non préconçu. Spontanément ils mirent l'accent sur les « hasards objectifs » primant la valeur rationnelle. Leurs intentions n'ont pas changé. Cependant les jugements rendus, depuis quelques années, portent de plus en plus les marques de l'attention accordée aux intentions de l'auteur. Cette attention domine de beaucoup celle portée à la qualité « convulsive » des œuvres. D'où répétitions d'erreurs inconnues à la phase empirique.

L'intention est nécessaire, non suffisante. Impossibilité de reconnaître l'intention vivante, fatale, de la fausse: attitude adoptée, recherchée, calculée, intéressée. La qualité convulsive ne peut être que la résultante d'une opération magique; exprimant une imprévisible relation matérielle. Le reste est relatif, intéressant et nécessaire, non suffisant.

Si à la vue de ce dessin, j'ai la certitude morale d'être devant un Mousseau, ce n'est certes pas pour telle ou telle intention de l'auteur. Cette intention m'est encore en grande partie inconnue! Si j'ai la certitude d'être devant un Mousseau, c'est à cause d'une relation plastique non intentionnelle, fatale et constante à Mousseau que ma mémoire me rappelle comme une chose unique et propre à tous les objets qu'il façonne.

Si je reconnais telle aquarelle comme étant de Riopelle (exemples d'une des récentes expositions) ce n'est pas à cause des moyens employés, volumes, lumières, mouvements, matières, couleurs (ces moyens ont peu changé depuis toujours) mais uniquement à cause d'une relation plastique propre et tout aussi involontaire à Riopelle que la qualité de ses sens, de son esprit.

Là réside toute la puissance convulsive transformante. C'est cette puissance qu'ont perdue les artistes les plus connus de notre époque dans l'exploitation consciente de leur personnalité. Breton seul demeure incorruptible.

Paul-Émile Borduas